Carnet de lectures : l'Abkhazie
Bilan du voyage livresque en Abkhazie
6/17/2025


Monastère dédié à Saint-Simon le Canaéen dans la ville nommée Nouvel Athos (en géorgien : ახალი ათონი; en abkhaze:Афон Ҿыц). Nouvel Athos se situe à 22 kilomètres de Soukhoumi (capitale de l'Abkhazie).
L'événement central : la guerre de 1992
Le fait est qu'aujourd'hui l'Abkhazie est indissociable de se guerre d'indépendance de 1992, puisque tous les livres la concernant parus après cette date semblent en traiter de près ou de loin. Ma liste de lecture en prévoyait deux dédiés à ce sujet :
Abkhazie (Géorgie), Histoire, politique, culture, de Jemal Gamakharia et Lia Akhaladzé
Mémoires d'un combattant abkhaze de Bekir Ashuba.
Ces deux livres se sont révélés complémentaires.
Le premier est rédigé par deux professeurs de l'Université de Soukhoumi, et Jemal Gamakharia était à la date de l'édition française Vice-Président du Conseil suprême de la République autonome d'Abkhazie. Il ne faut pas s'y tromper : la République autonome d'Abkhazie est le nom donné par l'Etat de Géorgie à l'Abkhazie, dont il ne reconnait absolument pas l'indépendance, et l'Université de Soukhoumi se situe en réalité à Tbilissi. Dans ce livre, les auteurs cherchent à démontrer qu'historiquement, les abkhazes n'ont pas vécus en Abkhazie, que la culture d'Abkhazie est avant tout géorgienne, que les indépendantistes ne sont fondés ni en droit ni en fait à réclamer l'indépendance de l'Abkhazie et enfin que tout est orchestré en sous-main par la Russie.
Le second est le témoignage de Bekir Ashuba, turc d'origine abkhaze (la Turquie compte entre 600 000 et 800 000 abkhazes, entre 3 et 4 fois plus que l'Abkhazie elle-même), se définissant comme anti-fasciste et anti-impérialiste. Il raconte découvrir ses origines et la culture abkhazes dans sa vingtaine. Le 23 juillet 1992, l'Abkhazie proclame son indépendance. Bekir Ashuba explique que les indépendantistes craignaient de perdre leur autonomie et leurs cultures s'ils étaient rattachés à la Géorgie plutôt qu'à la Russie suite à la chute de l'URSS. Le 14 août, la Géorgie envoie 3 000 soldats dans la région. Bekir Ashuba raconte comment des volontaires turcs, dont lui, se sont rendus en Abkhazie pour soutenir les indépendantistes.
Quid de la Russie ? Il ne fait aucun doute qu'elle ait pris le parti des indépendantistes. L'Abkhazie gardera un lien avec la Russie, premier membre de l'ONU à reconnaître son indépendance, qui semble toujours se charger de sa protection militaire. A titre accessoire, le préfacier de Mémoires d'un combattant abkhaze, un français du nom de Frédéric Delorca, salut l'action de Vladimir Poutine en Abkhazie à partir des années 2000...
En somme, ces livres permettent de mesurer la complexité de l'affaire, surtout qu'un point n'est pas abordé du côté indépendantistes et d'une manière très étrange côté des géorgiens : le nettoyage ethnique ayant eu lieu pendant cette guerre. L'ONU et d'autres institutions internationales reconnaissent que ce fait s'est réellement produit : plus de 5 000 morts, et entre 200 000 et 250 000 déplacés. Le consensus est que ces faits ont été perpétrés par les indépendantistes. Néanmoins, dans Abkhazie (Géorgie), un livre fortement pro-géorgiens, on peut lire dans certains passages qu'il est possible que les soldats géorgiens aient également commis des crimes contre les civils.
La lecture de ces livres laisse donc un goût étrange en bouche, dans la mesure où ils traitent le sujet de façon très partiale, et je n'ai pas l'impression d'en savoir vraiment plus qu'avant leur lecture. Je regrette l'absence d'un livre plus objectif, présentant les tenants et les aboutissants de cette indépendance. Un point hautement regrettable est l'absence de développements étayés sur les motivations des indépendantistes, qui semblent apparaître ex nihilo.
Un sujet à creuser donc, pour en savoir plus.
L'écrivain phare : Fazil Iskander
Parmi les trois livres que j'ai lu, deux se passent en Abkhazie : La Constellation du Chevraurochs et Sandro de Tchéguem.
Fazil Iskander est bien né en Abkhazie, y a grandit et a même commencé sa carrière d'écrivain là-bas. Néanmoins, il prendra sa résidence habituelle à Moscou et ses environs, ce qui est une excellente chose pour nous, puisqu'écrivant pour les moscovites, il détaille au mieux la culture abkhaze. Soukhoumi se situant à 1 800km de Moscou, les différences culturelles étaient probablement fortes.
Les écrits d'Iskander sont particulièrement notables pour leur humour : les personnages sont très souvent burlesques, et on ressent l'amour de l'écrivain pour les scènes comiques. Cet humour a également une portée politique, puisque parmi ses cibles favorites, comptent les Soviets, les bolcheviks et les mencheviks.
Je recommande particulièrement la lecture de Sandro de Tchéguem. Chaque chapitre du roman raconte une tranche de vie de l'Oncle Sandro, une vie composée d'aventures, d'exploits et de fêtes à travers l'Abkhazie. Sandro, en tant que meilleur des Tamada (rôle inexistant en France, le Tamada est la personne chargée d'animer un banquet, en portant des toasts ; un excellent levé de coude est recommandé pour occuper cette fonction, ainsi qu'un grand appétit), a souvent l'occasion de manger : on découvre alors l'adjika, la mamalyga (genre de polenta) ou le khatchapouri.
Du point de vue littéraire, certains critiques vont jusqu'à classer Sandro de Tchéguem dans le réalisme magique (The Myth of the Non-Russian: Iskander and Aitmatov's Magical Universe, Erika Haber, p.73). Je suis un grand fan du réalisme magique, et je n'ai pas retrouvé cette saveur dans ce livre, et il semble qu'Iskander lui-même ne se soit jamais intéressé à ce courant.
Pour terminer, notons qu'Iskander semble s'être éloigné tant des séparatistes abkhazes que des géorgiens, critiquant les deux camps.
En somme, n'hésitez pas à lire Sandro de Tchéguem, c'est un réel voyage en Abkhazie, qui peut être complété par La Constellation du Chevraurochs. Le troisième livre, Les Lapins et les Boas, s'adresse plutôt à ceux qui apprécient le style d'Iskander : il s'agit d'un conte philosophique se déroulant en Afrique. J'ai beaucoup apprécié cette lecture, mais elle ne renseigne que très peu sur l'Abkhazie.
Complément : à quoi ressemble la langue abkhaze ?
Juste pour le plaisir, voici une phrase en langue abkhaze, ainsi que sa traduction en anglais:
Дарбанзаалак ауаҩы дшоуп ихы дақәиҭны. Ауаа зегь зинлеи патулеи еиҟароуп. Урҭ ирымоуп ахшыҩи аламыси, дара дарагь аешьеи аешьеи реиԥш еизыҟазароуп.
Traduction trouvée sur Wikipedia :
All human beings are born free and equal in dignity and rights. They are endowed with reason and conscience and should act towards one another in a spirit of brotherhood.
Maintenant, direction l'Afghanistan !